• "La femme était morte, le corps tailladé sur toute sa surface largement dénudée. Les plaies formaient un lacis complexe. Thomas crut y voir des lettres, comme une signature, RIJN lui sembla-t-il. La dague au manche d'ivoire ouvragé était abandonnée près de la victime. Il s'en saisit et la police entra, le surprenant agenouillé, l'arme du crime à la main...


    Claire n'avait pas interrompu Lisser pendant son récit mais elle s'était persuadée de sa folie au fil de ses élucubrations. Quand il se tut, elle l'assura de son soutien et le prévint que dès le lendemain, il serait transféré à Paris. Une clinique l'accueillerait puis la justice française déciderait de son sort.


    Les formalités furent réglées le soir-même. Le convoyage du malade fut organisé, sa garde serait assurée par un policier assisté d'un infirmier hollandais.


    Claire dormit mal. Tous les personnages des tableaux qu'elle aimait s'animèrent la nuit durant, pour vivre encore un peu par la grâce de son esprit imaginatif. Au matin, elle rencontra le conservateur du musée qui s'était engagé à la recevoir avant l'ouverture des portes au public. Après avoir transmis les conclusions de son rapport, elle demanda l'autorisation de voir le tableau incriminé, par acquis de conscience. Le directeur débrancha le système de sécurité et la conduisit auprès des drapiers.


    Ils étaient là, tous les six, immuables depuis quatre siècles, toujours regardant le spectateur, les yeux vides de passion et de désir, seulement calculateurs et mercantiles.


    En s'approchant, Claire crut discerner sur le parement blanc de la manche gauche du jeune marchand de droite comme une tache. Elle tendit la main pour la toucher. C'était d'un brun chaud, comme une tache de peinture fraîche.


    Claire ne douta jamais qu'il s'agît de sang."


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  • "Vous qui passez sur le pont Charles, écoutez la plainte de la pierre noire, les soirs de pleine lune, quand la brume monte du fleuve."


    Je suis maure, enchaîné aux pieds des saints Ivan, Jean de Matha et félix de Valois. Un élève du grand maître Brokoff m'a dévêtu et figé pour mille et mille années, bouche ouverte, yeux exorbités, en souffrance, bras liés. Un turc me surveille. Je gémis, parfois je crie...


    Je regrette les plaines de mon enfance qui brûlaient au soleil de midi. Les jours étaient chauds, les nuits étoilées. L'amour de ma mère me comblait. Mon père nourrissait de grandes espérances. Il commandait le camp, m'initiait au pouvoir et disait qu'à l'âge convenu, je serai le chef de la tribu.


    Quand la horde ottomane a déferlé sur le campement, les femmes ont fui avec les enfants. Les vieillards ont offert leur poitrine aux coups des janissaires. Les jeunes hommes enchaînés ont assisté au supplice de leur père, au viol de leur mère.


    Ce jour-là, le ciel s'obscurcit des cendres des tentes incendiées. J'avais douze ans.


    Mes frères et moi prirent le chemin de l'exil, fers aux pieds. A chaque pas, nous souhaitions la délivrance." 


     


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  • "Par une route sanglante, nos gardes nous menèrent jusqu'à Smyrne où les survivants furent vendus.


    Mon nouveau maître était un seigneur morave qui parcourait les marchés aux esclaves à la recherche de jeunes proies. Il était grand sorcier, aux pouvoirs fantastiques. Il disait détenir le secret de la vie et le cédait à prix d'or aux avides d'éternité. il volait les âmes, abusait des corps dans son château des environs de Vranov. Par formidable sortilège, il savait pétrifier la chair des humains.


    Quand il se lassa de mes services, j'avais vingt ans. Par de diaboliques artifices et force liqueurs magiques, il m'emprisonna dans une gangue de pierre. J'étais grand, fort et beau. Et je le suis encore, exposé aux vents pluvieux, sur le pont Charles, à Prague.


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  • "Il battait la campagne à la recherche d'un jeteur de sort promettant richesse et gloire. De Bohême en Moldavie, la réputation du magicien slave avait gagné tous les états. L'apprenti sorcier fit le voyage jusqu'à la forêt de Bitov où mon tortionnaire lui vendit chèrement mon cercueil calcaire. Comme le sorcier lui en avait donné l'assurance s'il maniait le ciseau avec une prudente dextérité, l'élève, dans l'atelier du maître, réussit la taille d'une statue d'esclave maure criante de vérité...


    Depuis des siècles, je hurle à la mort, les soirs de pleine lune. Mon coeur bat. Vous l'entendrez si vous approchez jusqu'à me toucher. J'attends celui qui échangera sa vie contre la mienne. Il viendra si je suis patient.


    Le moment venu, une barque descendra la Vlatva. Le batelier sera si âgé et si las qu'il murmurera désespérance. En amont du pont, je le verrai se laisser tomber à l'eau et s'abandonner au courant. Alors je briserai mes chaînes et je m'élancerai. Sous les yeux de saint Jean Népomucène qui ne me retiendra pas, je sauterai dans la barque abandonnée par le vieux bohémien.


    Je glisserai au fil de la Moldau jusqu'au soleil de mon enfance."


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  • "La vie de Martin Schelle n'était faite que de regrets. Le plus obsédant de ses regrets était celui de ne pas avoir suivi Müller, l'ami de sa mère, quand il avait tout abandonné pour se réfugier à l'Ouest, avant la construction du mur.


    Le père de Martin n'était pas revenu de russie en 45. Müller avait pris sa place. Il avait proposé d'emmener l'enfant et sa mère, à l'Ouest. Mais la femme avait refusé, craignant de ne pas s'adapter aux Anglais, aux Américains ou bien aux français, inconsciente des risques à venir auprès des Russes. Martin était trop jeune pour suivre Müller et il aimait sa mère. Depuis 61, il avait chaque jour regretté son manque de discernement.


    Frau Schelle était morte en 63. A cette époque, le mur était devenu infranchissable, l'évasion dangereuse, voire impossible. Alors, à vingt ans, Martin était entré dans la police. Et il avait passé sa vie à surveiller la frontière. (...)"


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